Introduction

Publié le par Michel Cerf

" C’eût été d’un racisme absolu et du terrorisme à l’envers ! " (1) déclarait Muriel Mayette lorsque le journaliste du Monde 2, Pierre Assouline, s’inquiétait de savoir pourquoi elle n’avait pas engagé un comédien arabe pour jouer le personnage d’Aziz. Cette réponse hâtive, sans doute, ajoutée à la détermination de la metteur en scène de distribuer le rôle à un sociétaire de la troupe, fut le déclencheur de l’" Affaire " dont nous avons décidé qu’elle constituerait l’objet de notre recherche. Les représentations du Retour au désert (2) de Bernard-Marie Koltès ne dépasseraient pas la trentième.

 

Le 17 février 2007 à 20h30, la Comédie-Française commençait les représentations de la pièce de Bernard-Marie Koltès Le Retour au désert, après l’entrée de celle-ci au répertoire du Français. (3) Le 23  février 2007, dans un article du Monde (4), la journaliste Fabienne Darge reprochait à Muriel Mayette d’avoir " trahi, par son insuffisance, l’esprit de l’auteur, sa révolte, son intransigeance à l’égard d‘une certaine France. " 

Non contente de fustiger le parti pris artistique et les choix esthétiques de la metteur en scène, la critique du Monde contestait la distribution, s’inquiétant d’" erreurs " commises, notamment sur les rôles de Marthe et de Mathilde. (5) Nous examinerons un peu plus loin d’autres questions avancées par la critique sur cette distribution. La contestation portait également sur l’attribution du rôle de Plantières à Michel Vuillermoz, interprète en alternance d’un époustouflant Cyrano de Bergerac. Plus tard, Muriel Mayette évoquerait l’âge même du personnage de Maame Queuleu pour s’interroger si n’allait pas lui être reproché également d’avoir choisi la comédienne Catherine Ferran comme " trop jeune " pour ce rôle.

 

Mais c’est au sujet de l’attribution du rôle d’Aziz qu’une vive polémique allait naître. Cette question de distribution, rencontrant les préoccupations du moment en matière d’immigration, réapparaissait à la Comédie-Française de façon inattendue. François Koltès, frère et ayant droit de l’auteur, par un second et court article venant à la suite de celui de Fabienne Darge, reprochait à la metteur en scène de n’avoir pas respecté " certains principes ". En particulier celui de n’avoir pas fait jouer, disait-il, le rôle du domestique de la maison Serpenoise, Aziz, " par un comédien arabe ". C’était, en effet, selon François Koltès, le souhait le plus cher de l’auteur. Car, ajoutait-il, que le rôle soit joué par Michel Favory, au demeurant un excellent acteur, sociétaire de la Comédie-Française, et non par un comédien Arabe originaire du Maghreb, ôtait " un élément essentiel au sens de la pièce, notamment quand on sait l’importance que Koltès accordait à la présence des corps et à la langue. " (6). L’article du Monde soulevait également, par voie de conséquence, le délicat problème de l’absence dans la troupe du Français de quelque " comédien originaire d’un pays arabe ", (7) alors que c’était le cas à l’étranger, puisque " les grandes institutions britanniques, écrivait la journaliste, [avaient] depuis longtemps intégré des acteurs issus des anciennes colonies. " En effet, Fabienne Darge faisait remarquer, au sujet des comédiens du Français, en conclusion de son article, que cette troupe ne reflétait pas, selon elle, " la composition de la population française ". Il y avait bien ici un manque, une absence. Un obstacle se dressait en conséquence, mais qui paraissait encore assez peu lisible. Un conflit bien réel semblait noué qui voyait s’affronter la metteur en scène à l’ayant droit.

L’évolution désastreuse de la situation entre l’auteur, son ayant droit et la Comédie-Française, nécessitait de souligner l’importance d’une question plus profonde, celle de l’atteinte supposée à la mémoire de Bernard-Marie Koltès.

La dénonciation, sans doute maladroite de la metteur en scène se réfugiant dans une réponse à l’emporte pièce, suscita une réplique de la part de François Koltès qui prit soin de dénoncer ce qu’il ressentait comme une attaque, comme une accusation. Ce dernier déclara au sujet de sa propre réaction : qu’" elle se [trouvait] pourtant taxée de " raciste " et de " terroriste ", parce que la distribution de Michel Favory dans le rôle d’Aziz ne lui convenait pas. Muriel Mayette avait lancé là, croyant trouver une réponse imparable, une réelle accusation à l’adresse de Bernard-Marie Koltès. La moralité de l’auteur était attaquée. Le droit moral allait s’exercer.

 

Engagé dans la défense de l’œuvre et de la mémoire de son frère, soucieux de faire valoir le droit moral de l’auteur, François Koltès demandait au Directeur de la publication du Monde 2, Jean-Marie Colombani, par lettre recommandée en date du 13 mars 2007, d’insérer dans son édition suivante le communiqué ainsi rédigé : " ces propos virulents sont, quoiqu’il y paraisse une attaque visant l’auteur, Bernard-Marie Koltès, qui voulait que le rôle d’Aziz soit joué par un acteur Arabe. " (8) Très rapidement, de son côté, Muriel Mayette, prenait la décision de transformer le " Samedi du Vieux-Colombier " du 24 mars, initialement programmé pour des lectures, intitulé " Bernard-Marie Koltès, théâtre et texte ", en tribune publique consacrée à ce qu’il convenait mieux désormais d’appeler, à l’instar de la presse " L’Affaire Koltès " (9). La Comédie-Française intitulait ce nouveau débat : " L’héritage Koltès ou du métissage des distributions ". Comme le soulignait l’auteur de l’article du Monde 2, Pierre Assouline, une nouvelle bataille se déroulait en parallèle aux représentations du Retour au désert pour ou contre le respect du droit de l’auteur. Mais, cette dernière " Bataille d’Hernani ", d’un genre inédit, ne portait pas sur l’expression d’un nouveau romantisme. Elle portait sur une question esthétique. Elle touchait à une interrogation plus largement politique, à un problème de société. Questionnement non négligeable suscité par l’œuvre même de Koltès : la représentation au théâtre de l’image de l’étranger. D’un côté, l’ayant droit, François Koltès, fixant sa posture sur le fil de la loi, justifiant de l’exercice légitime du droit moral de l’auteur ; de l’autre, la metteur en scène, Muriel Mayette, Administratrice générale de la Comédie-Française, revendiquant sa liberté de mettre en scène ses choix esthétiques, incluant de fait son droit de créer et de distribuer. Notre recherche devait donc examiner tour à tour les dimensions esthétiques, politiques, juridiques et médiatiques posées par les choix de distribution et de mise en scène.

 

De son vivant, l’auteur avait à plusieurs reprises rencontré ce genre de souci. Sur bien des points, il avait en quelque sorte précisé, par une manière de testament artistique, son point de vue. De nombreux entretiens accordés en leur temps à la presse, aux médias, puis publiés, repris en particulier dans  UNE PART DE MA VIE (10), éclaircissaient conception et motivation de l’ayant droit. Nous avions déjà étudié plusieurs détournements, rédigeant un premier mémoire à ce propos (11).

A la veille de ce débat du Vieux-Colombier (12), François Koltès, interrogé par Fabienne Darge, annonçait un nouveau rebondissement à ces premières salves. Par un communiqué à la SACD, en date du jeudi 22 mars, il faisait savoir qu’il n’autoriserait pas la poursuite de représentations " après la trentième " (13).

L’ayant droit reprochait à Muriel Mayette " un texte au ton virulent " et désapprouvait certaines insinuations concernant l’auteur. Il articulait sa décision sur la base du contrat signé entre la SACD et l’Administratrice générale, engageant celle-ci à " respecter le nombre de personnages, leur âge, leur sexe, etc. "

La réponse de la metteur en scène fut prompte. Le Monde du dimanche 25 mars faisait connaître la position de la Comédie-Française, le jour même du débat.

Muriel Mayette s’y expliquait en déclarant que, " depuis le départ, François Koltès était avec [eux] dès la genèse du projet ". Elle lui attribuait le titre de " conseiller littéraire ", sans préciser s’il avait signé un contrat à ce titre ou perçu un cachet. D’autre part, elle déclarait que " l’esprit de l’auteur consistait à affirmer le théâtre comme un lieu d’échange ". Mais elle confirmait qu’aucun comédien maghrébin ne faisait actuellement partie de la troupe, les précédents pensionnaires, Rachida Brahmi, Malik Faraoun, Miloud Khetib et Lila Dadi ayant quitté le Français. Cependant elle convenait que, d’une manière générale, les comédiens issus de l’immigration n’étaient pas assez employés en France. L’objet de ce mémoire allait permettre une sorte de mise au net de la place de l’étranger dans le théâtre de Koltès.

Plusieurs personnalités du théâtre (14), un public nombreux, étaient présents autour de Muriel Mayette le samedi 24 mars à 16h00 au Théâtre du Vieux-Colombier. Mais le débat se transforma en réquisitoire contre l’ayant droit et rien ne sortit de concret de ce "conclave ". François Koltès avait préféré décliner l’invitation qui lui avait été faite d’y participer.

 

Dans cette quête passionnante d’information pour tenter d’y voir plus clair, notre présence indéfectible aux répétitions de la pièce nous a permis de prendre une somme de notes considérable sur l’art de la mise en scène de Muriel Mayette. Recueillant méthodiquement articles de presse, entretiens, assistant aux différents débats et émissions consacrées à cette pièce, nous avons constitué un corpus original autour de cette affaire. Qui doit jouer Aziz ? Nous avons préféré cette formulation à celle de Pierre Assouline qui titrait : " Qui peut jouer Aziz ? ". Car tout le monde peut jouer Aziz, y compris Michel Favory mais, après examen de notre dossier, nous espérons que le lecteur se sera fait une idée plus précise du contexte général lui permettant de répondre à la première question.

Pour ce faire nous avons distingué entre metteur en scène, Administrateur, troupe, comédiens, acteurs, public, critiques d’une part ; ayant droit, auteur, SACD, tutelles, syndicats, métier, associations de professionnels d’autre part. C’est toute l’importance de savoir d’où l’on se situe pour poser la question, qui la pose et de quelle façon. Chaque questionnement a été suivi de la rédaction d’une ou plusieurs notes. Numérotées, classées, elles ont trouvé leur ordre. J’ai veillé à suivre personnellement d’aussi près que possible cette affaire tout en veillant à rester en bons termes avec ses acteurs. J’ai pris de la distance pour ne pas m’immiscer dans la " bagarre ", surtout pour respecter les règles de la recherche universitaire. Ma réponse peut ne pas coïncider avec celle du juge. Cependant nous estimons, en ce qui nous concerne, avoir réussi à éviter la précipitation, les jugements prématurés ou partiaux. Pourquoi ? Comme le disait Muriel Mayette à ses comédiens, lors des répétitions : l’auteur est au-dessus de nous, " il est plus fort que nous ". Afin de briser l’aspect parfois terre à terre de ce conflit, j’ai usé d’un procédé en jeu de miroir, renvoyant le lecteur, dans cette odyssée du sens, grâce aux allusions d’Artaud, sur le peintre Uccello, à La Bataille de San Romano, œuvre du quatrocento comportant plus d’un mystère.

Le reproche m’avait été adressé de ne pas suffisamment exprimer mon avis personnel ; j’ai voulu ici comprendre et tenter d’expliquer l’ensemble des tenants et des aboutissants d’un pareil litige avant de me prononcer.

Notre problématique, s’énonce alors en ces termes : le personnage d’Aziz, domestique, maghrébin, musulman, imaginé par l’auteur Bernard-Marie Koltès devait-il nécessairement être joué par un comédien Arabe, originaire d’Algérie ou d’un autre pays d’Afrique du Nord ? Ou, dans une formulation quelque peu réductrice : qui doit jouer Aziz ? Nous devions répondre à différentes questions, éclaircir ce débat, sur la base également d’une précédente recherche au cours de laquelle nous avions étudié plusieurs détournements de l’œuvre de Koltès. (15)

L’ayant droit, François Koltès, fait valoir les prérogatives de l’auteur, mais la Comédie-Française s’évertue à recouvrir sa parole, à mobiliser contre sa personne le public, des personnalités du théâtre, des associations, l’institution, c’est la densité et la complexité de cette " Bataille " qui justifie le mieux le choix de notre plan.

Dans un premier temps, intitulé " Le parti pris de la mise en scène ", nous examinons le processus de distribution au Français, le rôle de la metteur en scène Muriel Mayette. La question de la distribution est cruciale. Comment distribuer ? Dans cette partie nous nous situons à la Comédie-Française, nous décrivons le mode de fonctionnement traditionnel de la troupe. Le rôle d’Aziz devient central dans la recherche. Le travail avec les comédiens, privilégié par la metteur en scène, fonde le parti pris politique et burlesque. Mais nous nous interrogeons de savoir si le projet ne passe pas à côté de l’œuvre de Koltès. Témoin attentif du temps des répétitions, nous en extrayons indications et questionnements. Nous rappelons quelques moments, comme le débat du 24 mars au Vieux-Colombier, planifié un mois avant sa tenue, se situant quelques jours seulement après la Première.

Dans un deuxième temps, nous rendons compte de " La prise de parti de l’ayant droit ". Engagé dans la joute médiatique, dans le flot des déclarations, nous reprenons les écrits de l’auteur. Nous sondons le bien-fondé de ce qu’il convient d’appeler son testament dramaturgique. Des questions plus vastes, sont soulevées par ce débat, questions qui permettent d’aller plus loin dans la connaissance de l’auteur. Nous tentons de déjouer les pièges de l’interprétation et de permettre ainsi une meilleure lisibilité du message koltésien.

Puis, après avoir rappelé un certain nombre d’échanges par voie de presse, de blogs, de débats publics et autre émission radiodiffusée, nous posons la question de l’altérité. Un autre, représentant une " minorité ", la figure de l’immigré, le visage de l’étranger, auquel on n’aurait pas suffisamment laissé d’espace ni de visibilité. N’était-ce pas la raison d’être du théâtre de Koltès ? Comme le mazzochio le fut pour le peintre Uccello ?

Mais, avant d’aller plus avant dans les intentions de l’auteur, glissons-nous à l’intérieur de cette " Maison " de Molière qui a inscrit Le Retour au désert à son prestigieux répertoire (16).

 

 

 

  1. Le Monde
  2. précision : Nous employons le titre des éditions de Minuit Le retour au désert lorsque nous parlons de l’œuvre écrite. La majuscule à Retour signale la mise en scène en scène de la Comédie-Française, qui, traditionnellement, ajoute une majuscule au titre de tous ses spectacles.
  3. Le Monde
  4. à l’issue de la réunion et du vote du Comité de lecture en date du 30 juin 2003.
  5. Des comédiennes Martine Chevallier (Mathilde) et Catherine Hiégel (Marthe) Fabienne Darge, dans Le Monde, écrivait :  " confier à une actrice aussi convenable que Martine Chevallier relève de l’aberration, surtout quand on distribue par ailleurs une comédienne de la trempe de Catherine Hiégel dans un second rôle. "Art déjà cité en annexes p153-154.
  6. Le Monde
  7. Ibid.
  8. Document : recommandé avec AR de François Koltès adressé à Jean-Marie Colombani, directeur de la publication du Monde 2, le 13 mars 2007. En annexes p.165
  9. Voir article de Pierre Assouline Le Monde 2 en annexes page 164.
  10. CERF, Michel, Bernard-Marie Koltès, un auteur en proie aux trahisons des metteurs en scène, Paris 8, 2005-2006, dir. J.M. Thomasseau, Michelle Kokosowski.
  11. Le Monde
  12. KOLTES, Bernard-Marie,
  13. Article du Monde du 24 mars 2007voir en annexe page 194
  14. Le Samedi 24 mars 2007 à 16h00. Voir en annexes p.166-193
  15. Jean-Pierre Han, Lucien Attoun, Matthias Langhoff.
  16. L’humoriste Smaïn joua Les Fourberies de Scapin au Gymnase.
  17. du 10 mars 2007. du 24 février 2007. du 24 février 2007, article intitulé  " Le retour au désert " s’enlise dans les sables de la convention. http://www.lemonde.fr. (voir annexes p. 153-154)UNE PART DE MA VIE, Paris, les éditions de Minuit, 1999., n°160 du 10 mars 2007, p.17, Qui peut jouer Aziz ? (annexes page 164 )
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